Article sur le Daguerréotype publié dans les Œuvres scientifiques de François Arago publié après sa mort (1853).


LE DAGUERRÉOTYPE

CHAPITRE PREMIER

INTRODUCTION

Dans la séance de l'Académie des sciences du 7 janvier 1839, j'ai donné pour la première fois une idée générale de la belle découverte due à M. Daguerre, et sur laquelle la majeure partie du public n'avait jusqu'alors que des notions erronées. Je me suis à peu près exprimé dans les termes suivants : « Tout le monde connaît l'appareil d'optique appelé chambre obscure ou chambre noire, et dont l'invention appartient à J.-B. Porta ; tout le monde a remarqué avec quelle netteté, avec quelle vérité de couleur et de ton les objets extérieurs vont se reproduire sur l'écran placé au foyer de la large lentille qui constitue la partie essentielle de cet instrument ; tout le monde, après avoir admiré ces images, s'est abandonné au regret qu'elles ne pussent pas être conservées.

« Ce regret sera désormais sans objet : M. Daguerre a découvert des écrans particuliers sur lesquels l'image optique laisse une empreinte parfaite ; des écrans où tout ce que l'image renfermait se trouve reproduit jusque dans les plus minutieux détails avec une exactitude, avec une finesse incroyables. En vérité, il n'y aurait pas d'exagération à dire que l'inventeur a découvert les moyens de fixer les images si sa méthode conservait les couleurs ; mais il faut s'empresser de le dire pour détromper une partie du public, il n'y a dans les tableaux, dans les copies de M. Daguerre, comme dans un dessin au crayon noir, comme dans une gravure au burin, ou mieux encore (l'assimilation sera plus exacte) comme dans une gravure à la manière noire ou à l'aqua-tinta, que du noir, du blanc et du gris, que de la lumière, de l'obscurité et des demi-teintes. En un mot, dans la chambre noire de M. Daguerre, la lumière reproduit elle-même les formes et les proportions des objets extérieurs avec une précision presque mathématique ; les rapports photométriques des diverses parties blanches, noires, grises, sont exactement conservés ; mais des demi-teintes représentent le rouge, le jaune, le vert, etc., car la méthode crée des dessins et non des tableaux en couleur.
« Les principaux produits de ses nouveaux procédés, que M. Daguerre a mis sous les yeux de trois membres de l'Académie, MM. de Humboldt, Biot et Arago, sont une vue de la grande galerie qui joint le Louvre aux Tuileries, une vue de la Cité et des tours de Notre-Dame, des vues de la Seine et de plusieurs de ses ponts, des vues de quelques-unes des barrières de la capitale. Tous ces tableaux supportent l'examen à la loupe sans rien perdre de leur pureté, du moins pour les objets qui étaient immobiles pendant que leurs images s'engendraient.
« Le temps nécessaire à l'exécution d'une vue, quand on veut arriver à de grandes vigueurs de ton, varie avec l'intensité de la lumière, et, dès lors, avec l'heure du jour et avec la saison. En été et en plein midi, huit à dix minutes suffisent. Dans d'autres climats, en Égypte, par exemple, on pourrait probablement se borner à deux ou trois minutes.
« Le procédé de M. Daguerre n'a pas seulement exigé la découverte d'une substance plus sensible à l'action de la lumière que toutes celles dont les physiciens et les chimistes se sont déjà occupés ; il a fallu trouver encore le moyen de lui enlever à volonté cette propriété ; c'est ce que M. Daguerre a fait : ses dessins, quand il les a terminés, peuvent être exposés en plein soleil sans en recevoir aucune altération.
« L'extrême sensibilité de la préparation dont M. Daguerre fait usage ne constitue pas le seul caractère par lequel sa découverte diffère des essais imparfaits auxquels on s'était jadis livré pour dessiner des silhouettes sur une couche de chlorure d'argent. Ce sel est blanc, la lumière le noircit ; la partie blanche des images passe donc au noir, tandis que les portions noires, au contraire, restent blanches. Sur les écrans de M. Daguerre, le dessin et l'objet sont tout pareils : le blanc correspond au blanc, les demi-teintes aux demi-teintes, le noir au noir.
« Il est facile de comprendre tout ce que l'invention de M. Daguerre offrira de ressources aux voyageurs, tout ce qu'en pourront tirer aujourd'hui surtout les sociétés savantes et les simples particuliers qui s'occupent avec tant de zèle de la représentation graphique des monuments d'architecture répandus dans les diverses parties du royaume. La facilité et l'exactitude qui résulteront des nouveaux procédés, loin de nuire à la classe si intéressante des dessinateurs, leur procurera un surcroît d'occupation ; ils travailleront certainement moins en plein air, mais beaucoup plus dans leurs ateliers.
« Le nouveau réactif semble aussi devoir fournir aux physiciens et aux astronomes des moyens d'investigation très-précieux. A la demande des académiciens déjà cités, M. Daguerre a jeté l'image de la Lune, formée au foyer d'une médiocre lentille, sur un de ses écrans, et elle y a laissé une empreinte blanche évidente. En faisant jadis une semblable expérience avec le chlorure d'argent, une commission de l'Académie, composée de MM. Laplace, Malus et Arago, n'obtint aucun effet appréciable. Peut- être l'exposition à la lumière ne fut-elle pas assez pro longée. En tout cas, M. Daguerre aura été le premier à produire une modification chimique sensible à l'aide des rayons lumineux de notre satellite.
« L'invention de M. Daguerre est le fruit d'un travail assidu de plusieurs années, pendant lesquelles il a eu pour collaborateur son ami, feu M. Niepce, de Chalon-sur-Saône. En cherchant comment il pourrait être dédommagé de ses peines et de ses dépenses, ce peintre distingué n'a pas tardé à reconnaître qu'un brevet d'invention ne le conduirait pas au but : une fois dévoilés, ses procédés seraient à la disposition de tout le monde. Il semble donc indispensable que le gouvernement dédommage directement M. Daguerre, et que la France ensuite dote noblement le monde entier d'une découverte qui peut tant contribuer aux progrès des arts et des sciences.

J'adresserai, à ce sujet, une demande au ministère ou aux chambres dès que M. Daguerre, qui a proposé de m'initier à tous les détails de sa méthode, m'aura prouvé qu'aux admirables propriétés dont les résultats obtenus sont une manifestation si éclatante, cette méthode joint, comme l'annonce l'inventeur, le mérite d'être économique, d'être facile, de pouvoir être employée en tout lieu par les voyageurs. » Conformément à l'engagement que j'avais pris devant l'Académie des sciences, je ne tardai pas à m'entendre avec le ministre de l'intérieur pour qu'un projet de loi fût préparé aux chambres de manière à faire jouir le public de la découverte du procédé servant à fixer les images de la chambre obscure. Ce projet de loi était ainsi conçu :

« art. 1. La convention provisoire conclue le 14 juin 1839 entre le ministre de l'intérieur, agissant pour le compte de l'Etat, et MM. Daguerre et Niepce fils, est approuvée.
  « art. 2. Il est accordé à M. Daguerre une pension annuelle et viagère de 6,000 fr.; à M. Niepce fils une pension annuelle et viagère de 4,000 fr.
   « art. 3. Ces pensions seront inscrites au livre des pensions civiles du trésor public, avec jouissance à partir de la promulgation de la présente loi; elles ne seront pas sujettes aux lois prohibitives du cumul ; elles seront réversibles par moitié sur les veuves de MM. Daguerre et Niepce. »

Je présentai à la chambre des députés le 3 juillet 1839 au nom de la commission 1 chargée d'examiner ce projet de loi, un rapport approbatif. Je m'exprimai dans les termes suivants :

« L'intérêt qu'on a manifesté, dans cette enceinte et ailleurs, pour les travaux dont M. Daguerre a mis dernièrement les produits sous les yeux du public, a été vif, éclatant, unanime. Aussi la Chambre, suivant toute probabilité, n'attend-elle de sa commission qu'une approbation pure et simple du projet de loi que M. le ministre de l'intérieur a présenté. Cependant, après y avoir réfléchi mûrement, il nous a semblé que la mission dont vous nous aviez investis nous imposait d'autres devoirs. Nous avons cru que, tout en applaudissant à l'heureuse idée d'instituer des récompenses nationales en faveur d'inventeurs dont la législation ordinaire des brevets n'aurait pas garanti les intérêts, il fallait, dès les premiers pas dans cette nouvelle voie, montrer avec quelle réserve, avec quel scrupule la Chambre procéderait. Soumettre à un examen minutieux et sévère l'œuvre de génie sur laquelle nous devons aujourd'hui statuer, ce sera décourager les médiocrités ambitieuses qui, elles aussi, aspireraient à jeter dans cette enceinte leurs productions vulgaires et sans avenir ; ce sera prouver que vous entendez placer dans une région très-élevée les récompenses qui pourront vous être demandées au nom de la gloire nationale ; que vous ne consentirez jamais à les en faire descendre, à ternir leur éclat en les prodiguant.
« Ce peu de mots fera comprendre à la Chambre comment nous avons été conduits à examiner :
« Si le procédé de M. Daguerre est incontestablement une invention ;
« Si cette invention rendra à l'archéologie et aux beaux-arts des services de quelque valeur ;
« Si elle pourra devenir usuelle;
« Enfin si l'on doit espérer que les sciences en tireront parti. »

Je reproduis plus loin dans cette Notice, avec quelques développements, les explications techniques dans lesquelles je suis entré dans mon rapport, que je terminais en ces termes :

« Nous venons d'essayer de faire ressortir tout ce que la découverte de M. Daguerre offre d'intérêt, sous le quadruple rapport de la nouveauté, de l'utilité artistique, de la rapidité d'exécution et des ressources précieuses que la science lui empruntera. Nous nous sommes efforcés de vous faire partager nos convictions, parce qu'elles sont vives et sincères, parce que nous avons tout examiné, tout étudié avec le scrupule religieux qui nous était im posé par vos suffrages ; parce que s'il eût été possible de méconnaître l'importance du daguerréotype et la place qu'il occupera dans l'estime des hommes, tous nos doutes auraient cessé en voyant l'empressement que les nations étrangères mettaient à se servir d'une date erronée, d'un fait douteux, du plus léger prétexte, pour soulever des questions de priorité, pour essayer d'ajouter le brillant fleuron que formeront toujours les procédés photographiques, à la couronne de découvertes dont chacune d'elles se pare. N'oublions pas de le proclamer, toute discussion sur ce point a cessé, moins encore en présence de titres d'antériorité authentiques, incontestables, sur lesquels MM. Niepce et Daguerre se sont appuyés, qu'à raison de l'incroyable perfection que M. Daguerre a obtenue. S'il le fallait, nous ne serions pas embarrassés de produire ici des témoignages des hommes les plus éminents de l'Angleterre, de l'Allemagne, et devant lesquels pâlirait complètement ce qui a été dit chez nous de plus flatteur, touchant la découverte de notre compatriote.

Cette découverte, la France l'a adoptée ; dès le premier moment elle s'est montrée fière de pouvoir en doter libéralement le monde entier. Aussi n'avons-nous pas été surpris du sentiment qu'a fait battre presque généralement dans le public un passage de l'exposé des motifs, écrit à la suite d'un malentendu, et d'où semblait découler la conséquence que l'administration avait marchandé avec l'inventeur ; que les conditions pécuniaires du contrat qu'on vous propose de sanctionner, étaient le résultat d'un rabais. Il importe de rétablir les faits.

« Jamais le membre de la Chambre que M. le ministre de l'intérieur avait chargé de ses pleins pouvoirs, n'a marchandé avec M. Daguerre. Leurs entretiens ont exclusivement roulé sur le point de savoir si la récompense que l'habile artiste a si bien méritée serait une pension inscrite ou une somme une fois payée. De prime abord, M. Daguerre aperçut que la stipulation d'une somme fixe donnerait au contrat à intervenir le caractère mesquin d'une vente. Il n'en était pas de même d'une pension.

C'est par une pension que vous récompensez le guerrier qui a été mutilé sur les champs de bataille, le magistrat qui a blanchi sur son siège ; que vous honorez les familles de Cuvier, de Jussieu, de Champollion. De pareils souvenirs ne pouvaient manquer d'agir sur le caractère élevé de M. Daguerre : il se décida à demander une pension.

Ce fut, au reste, d'après les intentions de M. le ministre de l'intérieur, M. Daguerre lui-même qui en fixa le montant à 8,000 fr., partageables par moitié entre lui et son associé, M. Niepce fils ; la part de M. Daguerre a depuis été portée à 6,000 fr., soit à cause de la condition qu'on a imposée spécialement à cet artiste, de faire connaître les procédés de peinture et d'éclairage des tableaux du Diorama actuellement réduits en cendres, soit surtout à raison de l'engagement qu'il a pris de livrer au public tous les perfectionnements dont il pourrait enrichir encore ses méthodes photographiques. L'importance de cet engagement ne paraîtra certainement douteuse à personne, lorsque nous aurons dit, par exemple, qu'il suffira d'un tout petit progrès pour que M. Daguerre arrive à l'aide de ses procédés à faire le portrait des personnes vivantes. Quant à nous, loin de craindre que M. Daguerre laisse à d'autres expérimentateurs le soin d'ajouter à ses succès présents, nous avions plutôt cherché les moyens de modérer son ardeur. Tel était même, nous l'avouerons franchement, le motif qui nous faisait désirer que vous déclarassiez la pension insaisissable et incessible ; mais nous avons reconnu que cet amendement serait superflu, d'après les dispositions de la loi du 22 floréal an VII et de l'arrêté du 7 thermidor an X. La com mission, à l'unanimité des voix, n'a donc plus qu'à vous proposer d'adopter purement et simplement le projet de loi du gouvernement. »

La Chambre des députés a bien voulu voter la loi sur ce rapport sans aucune discussion.

CHAPITRE II

DE LA CHAMBRE OBSCURE

Un physicien napolitain, Jean-Baptiste Porta, reconnut, il y a environ deux siècles, que si l'on perce un très-petit trou dans le volet de la fenêtre d'une chambre bien close, ou, mieux encore, dans une plaque métallique mince appliquée à ce volet, tous les objets extérieurs dont les rayons peuvent atteindre le trou vont se peindre sur le mur de la chambre qui lui fait face, avec des dimensions réduites ou agrandies, suivant les distances ; avec des formes et des situations relatives exactes, du moins dans une grande étendue du tableau ; avec les couleurs naturelles. Porta découvrit, peu de temps après, que le trou n'a nullement besoin d'être petit ; qu'il peut avoir une largeur quelconque quand on le couvre d'un de ces verres bien polis qui, à raison de leur forme, Ont été appelés des lentilles.

Les images produites par l'intermédiaire du trou ont peu d'intensité ; les autres brillent d'un éclat proportionnel à l'étendue superficielle de la lentille qui les engendre. Les premières ne sont jamais exemptes de confusion. Les images des lentilles, au contraire, quand on les reçoit exactement au foyer, ont des contours d'une grande netteté. Cette netteté est devenue vraiment étonnante, depuis l'invention des lentilles achromatiques ; depuis qu'aux lentilles simples, composées d'une seule espèce de verre, et possédant, dès lors, autant de foyers distincts qu'il y a de couleurs différentes dans la lumière blanche, on a pu substituer des lentilles achromatiques, des lentilles qui réunissent tous les rayons possibles dans un seul foyer ; depuis aussi, que la forme périscopique a été adoptée.

Porta fit construire des chambres noires portatives. Chacune d'elles était composée d'un tuyau, plus ou moins long, armé d'une lentille. L'écran blanchâtre en papier ou en carton, sur lequel les images allaient se peindre, occupait le foyer. Le physicien napolitain destinait ses petits appareils aux personnes qui ne savent pas dessiner. Suivant lui, pour obtenir des vues parfaitement exactes des objets les plus compliqués, il devait suffire de suivre, avec la pointe d'un crayon, les contours de l'image focale.

Ces prévisions de Porta ne se sont pas complètement réalisées. Les peintres, les dessinateurs, ceux particulièrement qui exécutent les vastes toiles des panoramas et des dioramas, ont bien encore quelquefois recours à la chambre noire ; mais c'est seulement pour tracer, en dans les masse, les contours des objets, pour les placer dans les vrais rapports de grandeur et de position, pour se conformer à toutes les exigences de la perspective linéaire.

Quant aux effets dépendants de l'imparfaite diaphanéité de notre atmosphère, et qu'on a caractérisés par le terme assez impropre de perspective aérienne, les peintres exercés eux-mêmes n'espéraient pas que, pour les reproduire avec exactitude, la chambre obscure pût leur être d'aucun secours. Aussi n'y a-t-il personne qui, après avoir remarqué la netteté de contours, la vérité de formes et de couleur, la dégradation exacte de teintes qu'offrent les images engendrées par cet instrument, n'ait vivement regretté qu'elles ne se conservassent pas d'elles-mêmes ; n'ait appelé de ses vœux la découverte de quelque moyen de les fixer sur l'écran focal : aux yeux de tous, il faut également le dire, c'était là un rêve destiné à prendre place parmi les conceptions extravagantes d'un Wilkins ou d'un Cyrano de Bergerac. Le rêve, cependant, vient de se réaliser. Nous allons prendre l'invention dans son germe et en marquer soigneusement les progrès.

CHAPITRE III

TENTATIVES DES ANCIENS POUR FIXER LES IMAGES DE LA CHAMBRE OBSCURE

Les alchimistes réussirent jadis à unir l'argent à l'un des éléments de l'acide marin. Le produit de la combinaison était un sel blanc qu'ils appelèrent lune ou argent corné 2. Ce sel jouit de la propriété remarquable de noircir à la lumière, de noircir d'autant plus vite que les rayons qui le frappent sont plus vifs. Couvrez une feuille de papier d'une couche d'argent corné ou, comme on dit aujourd'hui, d'une couche de chlorure d'argent ; formez sur cette couche, à l'aide d'une lentille, l'image d'un objet ; les parties obscures de l'image, les parties sur lesquelles ne frappe aucune lumière, resteront blanches ; les parties fortement éclairées deviendront complètement noires ; les demi-teintes seront représentées par des gris plus ou moins foncés.

Placez une gravure sur du papier enduit de chlorure d'argent et exposez le tout à la lumière solaire, la gra vure en dessus. Les tailles remplies de noir arrêteront les rayons ; les parties correspondantes de l'enduit, celles que ces tailles touchent et recouvrent, conserveront leur blancheur primitive. Là au contraire où l'eau-forte, le burin n'ont pas agi ; là où le papier a conservé sa demi-diaphanéité, la lumière solaire passera et ira noircir la couche saline. Le résultat nécessaire de l'opération sera donc une image semblable à la gravure par la forme, mais inverse quant aux teintes : le blanc s'y trouvera reproduit en noir, et réciproquement.

Ces applications de la si curieuse propriété du chlorure d'argent, découverte par les anciens alchimistes, sembleraient devoir s'être présentées d'elles-mêmes et de bonne heure ; mais ce n'est pas ainsi que procède l'esprit humain. Il nous faudra descendre jusqu'aux premières années du XIXe siècle pour trouver les premières traces de l'art photographique.

Alors Charles, notre compatriote, se servira, dans ses cours, d'un papier enduit pour engendrer des silhouettes à l'aide de l'action lumineuse. Charles est mort sans décrire la préparation dont il faisait usage ; et comme, sous peine de tomber dans la plus inextricable confusion, l'historien des sciences ne doit s'appuyer que sur des documents imprimés, authentiques, il est de toute jus tice de faire remonter les premiers linéaments du nouvel art à un Mémoire de Wedgwood, ce fabricant si célèbre dans le monde industriel par le perfectionnement des poteries et par l'invention d'un pyromètre destiné à mesurer les plus hautes températures.

Le Mémoire de Wedgwood parut en 1802, dans le numéro de juin du journal of the royal Institution of great Britain. L'auteur veut, soit à l'aide de peaux, soit avec des papiers enduits de chlorure ou de nitrate d'argent, copier les peintures des vitraux des églises, copier des gravures. « Les images de la chambre obscure (nous rapportons fidèlement un passage du Mémoire), il les trouve trop faibles pour produire, dans un temps modéré, de l'effet sur du nitrate d'argent. » (The images formed by means of a camera obscura have been found to be too faint to produce, in any moderate time, an effect upon the nitrate of silver.)

Le commentateur de Wedgwood, l'illustre Humphry Davy, ne contredit pas l'assertion relative aux images de la chambre obscure. Il ajoute seulement, quant à lui, qu'il est parvenu à copier de très-petits objets au microscope solaire, mais seulement à une courte distance de la lentille.

Au reste, ni Wedgwood, ni, sir Humphry Davy ne trouvèrent le moyen, l'opération une fois terminée, d'enlever à leur enduit (qu'on nous passe l'expression ), d'enlever à la toile de leurs tableaux, la propriété de se noircir à la lumière. Il en résultait que les copies qu'ils avaient obtenues ne pouvaient être examinées au grand jour ; car au grand jour tout, en très-peu de temps, y serait devenu d'un noir uniforme. Qu'était-ce, en vérité, qu'engendrer des images sur lesquelles on ne pouvait jeter un coup d'oeil qu'à la dérobée, et même seulement à la lumière d'une lampe ; qui disparaissaient en peu d'instants, si on les examinait au jours ?

CHAPITRE IV

ASSOCIATION DE MM. NIEPCE ET DAGUERRE

Après les essais imparfaits, insignifiants, dont nous venons de donner l'analyse, nous arriverons, sans ren contrer sur notre route aucun intermédiaire, au recherches de MM. Niepce et Daguerre.

Feu M. Niepce était un propriétaire retiré dans les environs de Chalon-sur-Saône. Il consacrait ses loisirs à des recherches scientifiques. Une d'elles, concernant certaine machine où la force élastique de l'air brusquement échauffé devait remplacer l'action de la vapeur, subit avec assez de succès une épreuve fort délicate : l'examen de l'Académie des sciences. Les recherches photographiques de M. Niepce paraissent remonter jusqu'à l'année 1814. Ses premières relations avec M. Daguerre sont du mois de janvier 1826. L'indiscrétion d'un opticien de paris lui apprit alors que M. Daguerre était occupé d'expériences ayant aussi pour but de fixer les images de la chambre obscure. Ces faits sont consignés dans des lettres que nous avons eues sous les yeux. En cas de contestation, la date certaine des premiers travaux photographiques de M. Daguerre serait donc l'année 1826.

M. Niepce se rendit en Angleterre en 1827. Dans le mois de décembre de cette même année, il présenta un Mémoire sur ses travaux photographiques à la Société royale de Londres. Le Mémoire était accompagné de plusieurs échantillons sur métal, produits des méthodes déjà découvertes alors par notre compatriote. A L'occasion d'une réclamation de priorité, ces échantillons, encore en bon état, sont loyalement sortis naguère des collections de divers savants anglais. Ils prouvent sans réplique que pour la copie photographique des gravures, que pour la formation, à l'usage des graveurs, de planches à l'état d'ébauches avancées, M. Niepce connaissait, en 1827, le moyen de faire correspondre les ombres aux ombres, les demi-teintes aux demi-teintes, les clairs aux clairs ; qu'il savait, de plus, ses copies une fois engendrées, les rendre insensibles à l'action ultérieure et noircissante des rayons solaires. En d'autres termes, par le choix de ses enduits, l'ingénieux expérimentateur de Chalon résolut, dès l827, un problème qui avait défié la haute sagacité d'un Wedgwood, d'un Humphry Davy.

L'acte d'association (enregistré) de MM. Niepce et Daguerre, pour l'exploitation en commun des méthodes photographiques, est du 14 décembre 1829. Les actes postérieurs, passés entre M. Isidore Niepce fils, comme héritier de son père, et M. Daguerre, font mention, premièrement, de perfectionnements apportés par le peintre de Paris aux méthodes du physicien de Chalon ; en second lieu, de procédés entièrement neufs, découverts par M. Daguerre, et doués de l'avantage (ce sont les propres expressions d'un des actes) «  de reproduire les images avec soixante ou quatre-vingts fois plus de promptitude » que les procédés anciens.

CHAPITRE V

PROCÉDÉ DE M. NIEPCE

Dans ce que nous disions tout à l'heure des travaux de M. Niepce, on aura sans doute remarqué ces mots restrictifs : «  pour la copie photographique des gravures »

C'est qu'en effet, après une multitude d'essais infructueux, M. Niepce avait, lui aussi, à peu près renoncé à reproduire les images de la chambre obscure ; c'est que les préparations dont il faisait usage ne se modifiaient pas assez vite sous l'action lumineuse ; c'est qu'il lui fallait dix à douze heures pour engendrer un dessin ; c'est que, pendant de si longs intervalles de temps, les ombres portées se déplaçaient beaucoup ; c'est qu'elles passaient de la gauche à la droite des objets ; c'est que ce mouvement, partout où il s'opérait, donnait naissance à des teintes plates, uniformes ; c'est que, dans les produits d'une méthode aussi défectueuse, tous les effets résultant des contrastes d'ombre et de lumière étaient perdus ; c'est que, outre ces immenses inconvénients, on n'était pas même toujours sûr de réussir ; c'est que, après des précautions infinies, des causes insaisissables, fortuites, faisaient qu'on avait tantôt un résultat passable, tantôt une image incomplète ou qui laissait çà et là de larges lacunes ; c'est, enfin, surexposés aux rayons solaires, les enduits sur lesquels les images se dessinaient, s'ils ne noircissaient pas, se divisaient, se séparaient par petites écailles.

Voici, du reste, une indication abrégée du procédé de M. Niepce.

M. Niepce faisait dissoudre du bitume sec de Judée dans de l'huile de lavande. Le résultat de cette évaporation était un vernis épais que le physicien de Chalon appliquait par tamponnement sur une lame métallique polie, par exemple sur du cuivre plaqué ou recouvert d'une lame d'argent.

La plaque, après avoir été soumise à une douce chaleur, restait couverte d'une couche adhérente et blanchâtre : c'était le bitume en poudre.

La planche ainsi recouverte était placée au foyer de la chambre noire. Au bout d'un certain temps, on apercevait sur la poudre de faibles linéaments de l'image. M. Niepce eut la pensée ingénieuse que ces traits, peu perceptibles, pourraient être renforcés. En effet, en plongeant sa plaque dans un mélange d'huile de lavande et de pétrole, il reconnut que les régions de l'enduit qui avaient été exposées à la lumière restaient presque intactes, tandis que les autres se dissolvaient rapidement et laissaient ensuite le métal à nu. Après avoir lavé la plaque avec de l'eau, on avait donc l'image formée dans la chambre noire, les clairs correspondaient aux clairs et les ombres aux ombres. Les clairs étaient formés par la lumière diffuse provenant de la matière blanchâtre et non polie du bitume ; les ombres par les parties polies et dénudées du miroir, à la condition, bien entendu, que ces parties se mirassent dans des objets sombres ; à la condition qu'elles ne pussent pas envoyer spéculairement vers l'oeil quelque lumière un peu vive. Les demi-teintes, quand elles existaient, pouvaient résulter de la partie du vernis qu'une pénétration partielle du dissolvant avait rendue moins mate que les régions restées intactes.

Le bitume de Judée, réduit en poudre impalpable, n'a pas une teinte blanche bien prononcée. On serait plus près de la vérité en disant qu'il est gris. Le contraste entre les clairs et l'ombre, dans les dessins de M. Niepce, était donc très-peu marqué. Pour ajouter à l'effet, l'auteur avait songé à noircir, après coup, les parties nues du métal, à les faire attaquer soit par le sulfure de potassium, soit par l'iode ; mais il parait n'avoir pas songé que cette dernière substance, exposée à la lumière du jour, aurait éprouvé des changements continuels. En tout cas, on voit que M. Niepce ne prétendait pas se servir d'iode comme substance sensitive ; qu'il ne voulait l'appliquer qu'à titre de substance noircissante et seulement après la formation de l'image dans la chambre noire ; après le renforcement ou, si on l'aime mieux, après le dégagement de cette image par l'action du dissolvant. Dans une pareille opération que seraient devenues les demi- teintes ?

Au nombre des principaux inconvénients de la méthode de M. Niepce, il faut ranger cette circonstance qu'un dissolvant trop fort enlevait quelquefois le vernis par places, à peu près en totalité, et qu'un dissolvant trop faible ne dégageait pas suffisamment l'image. La réussite n'était jamais assurée.

CHAPITRE VI

MODIFICATIONS APPORTÉES PAR M. DAGUERRE À LA MÉTHODE DE M. NIEPCE

M. Daguerre imagina une méthode qu'on appela la méthode Niepce perfectionnée. Il substitua d'abord le résidu de la distillation de l'huile de lavande au bitume, à cause de sa plus grande blancheur et de sa plus grande sensibilité. Ce résidu était dissous dans l'alcool ou dans l'éther. Le liquide, déposé ensuite en une couche très- mince et horizontale sur le métal, y laissait, en s'évaporant, un enduit pulvérulent uniforme, résultat qu'on n'obtenait pas par tamponnement.

Après l'exposition de la plaque ainsi préparée au foyer de la chambre noire, M. Daguerre la plaçait horizontalement et à distance au-dessus d'un vase contenant une huile essentielle légèrement chauffée.

Dans cette opération, renfermée entre des limites convenables, et qu'un simple coup d'oeil, au reste, permettait d'apprécier : La vapeur provenant de l'huile laissait intactes les particules de l'enduit pulvérulent qui avaient reçu l'action d'une vive lumière.

Elle pénétrait partiellement, et plus ou moins, les régions du même enduit qui, dans la chambre noire, correspondaient aux demi-teintes ; Les parties restées dans l'ombre étaient, elles, pénétrées entièrement.

Ici le métal ne se montrait à nu dans aucune des parties du dessin ; ici les clairs étaient formés par une agglomération d'une multitude de particules blanches et très-mates ; les demi-teintes, par des particules également condensées, mais dont la vapeur avait plus ou moins affaibli la blancheur et le mat ; les ombres, par des particules toujours en même nombre et devenues entièrement diaphanes.

Plus d'éclat, une plus grande variété de tons, plus de régularité, la certitude de réussir dans la manipulation, de ne jamais emporter aucune portion de l'image, tels étaient les avantages de la méthode modifiée de M. Daguerre sur celle de M. Niepce ; malheureusement, le résidu de l'huile de lavande, quoique plus sensible à l'action de la lumière que le bitume de Judée, est encore assez paresseux pour que les dessins ne commencent à y poindre qu'après un temps fort long.

Le genre de modification que le résidu de l'huile de lavande reçoit par l'action de la lumière, et à la suite duquel les vapeurs des huiles essentielles pénètrent cette matière plus ou moins difficilement, nous est encore inconnu. Peut-être doit-on le regarder comme un simple dessèchement de particules ; peut-être ne faut-il y voir qu'un nouvel arrangement moléculaire, Cette double hypothèse expliquerait comment la modification s'affaiblit graduellement et disparaît à la longue, même dans la plus profonde obscurité.

CHAPITRE VIII

PROCÉDÉ DE M. DAGUERRE

Dans le procédé auquel le public reconnaissant a donné le nom de daguerréotype, l'enduit de la lame de plaqué, la toile du tableau qui reçoit les images est une couche jaune d'or dont la lame se recouvre lorsqu'on la place horizontalement, pendant un certain temps et l'argent en dessous, dans une boite au fond de laquelle il y a quelques parcelles d'iode abandonnées à l'évaporation spontanée.

Quand cette plaque sort de la chambre obscure, on n'y voit absolument aucun trait. La couche jaunâtre d'iodure d'argent qui a reçu l'image paraît encore d'une nuance parfaitement uniforme dans toute son étendue.

Toutefois si la plaque est exposée, dans une seconde boîte, au courant ascendant de vapeur mercurielle qui s'élève d'une capsule où le liquide est monté, par l'action d'une lampe à esprit-de-vin, à 75 degrés centigrades, cette vapeur produit aussitôt le plus curieux effet : elle s'attache en abondance aux parties de la surface de la plaque qu'une vive lumière a frappées ; elle laisse intactes les régions restées dans l'ombre ; enfin elle se précipite sur les espaces qu'occupaient les demi-teintes en plus ou moins grande quantité, suivant que, par leur intensité, ces demi-teintes se rapprochent plus ou moins des parties claires ou des parties noires. En s'aidant de la faible lumière d' une bougie, l' opérateur peut suivre pas à pas la formation graduelle de l'image, peut voir la vapeur mercurielle, comme un pinceau de la plus extrême délicatesse, aller marquer du ton convenable chaque partie de la plaque.

L'image de la chambre noire ainsi reproduite, on doit empêcher que la lumière du jour ne l'altère. M. Daguerre arrive à ce résultat en agitant la plaque dans de l'hyposulfite de soude et en la lavant ensuite avec de l'eau distillée chaude.

D'après M. Daguerre, l'image se forme mieux sur une lame de plaqué (sur une lame d'argent superposée à une lame de cuivre) que sur une lame d'argent isolée.

Ce fait, en le supposant bien établi, semblerait prouver que l'électricité joue un rôle dans ces curieux phénomènes.

La lame de plaqué doit être d'abord poncée et décapée ensuite avec l'acide nitrique étendu d'eau. L'influence si utile que joue ici l'acide pourrait bien tenir, comme le pense M. Pelouze, à ce que l'acide enlève à la surface de l'argent les dernières molécules de cuivre.

Quoique l'épaisseur de la couche jaune d'iode, d'après diverses pesées de M. Dumas, ne semble pas devoir s'élever à un millionième de millimètre, il importe, pour la parfaite dégradation des ombres et des lumières, que cette épaisseur soit exactement la même partout M. Daguerre empêche qu'il se dépose plus d'iode aux bords qu'au centre, en mettant autour de sa plaque une languette du même métal, large d'un doigt, et qu'on fixe avec des clous sur la tablette en bois qui porte le tout. On ne sait pas encore expliquer d'une manière satisfaisante le mode physique d'action de cette languette.

Voici une circonstance non moins mystérieuse : si l'on veut que l'image produise le maximum d'effet dans la position ordinaire des tableaux (dans la position verticale), il sera nécessaire que la plaque se présente sous l'inclinaison de 45° au courant ascendant vertical de la vapeur mercurielle. Si la plaque était horizontale au moment de la précipitation du mercure, au moment de la naissance de l'image, ce serait sous l'angle de 45° qu'il faudrait la regarder pour trouver le maximum d'effet.

Quand on cherche à expliquer le singulier procédé de M. Daguerre, il se présente immédiatement à l'esprit l'idée que la lumière, dans la chambre obscure, détermine la vaporisation de l'iode partout où elle frappe la couche dorée ; que là le métal est mis à nu ; que la vapeur mercurielle agit librement sur ces parties dénudées pendant la seconde opération, et y produit un amalgame blanc et mat ; que le lavage à l'hyposulfite a pour but : chimiquement, l'enlèvement des parties d'iode dont la lumière n'a pas produit le dégagement ; artistiquement la mise à nu des parties miroitantes qui doivent faire les noirs.

Mais, dans cette théorie, que seraient ces demi-teintes sans nombre et si merveilleusement dégradées qu'offrent les dessins de M. Daguerre: Un seul fait prouvera d'ailleurs que les choses ne sont pas aussi simples :

La lame de plaqué n'augmente pas de poids d'une manière appréciable en se couvrant de la couche d'iode jaune d'or. L'augmentation, au contraire, est très- sensible sous l'action de la vapeur mercurielle. Eh bien, M. Pelouze s'est assuré qu'après le lavage dans l'hyposulfite, la plaque, malgré la présence d'un peu d'amalgame à la surface, pèse moins qu'avant de commencer l'opération. L'hyposulfite enlève donc de l'argent. L'examen chimique du liquide montre qu'il en est réellement ainsi. Pour rendre compte des effets de lumière que les dessins de M. Daguerre présentent, il semblait suffisant d'admettre que la lame d'argent se couvrait, pendant l'action de la vapeur mercurielle, de sphérules d'amalgame ; que ces sphérules, très-rapprochées dans les clairs, diminuaient graduellement en nombre dans les demi-teintes, jusqu'aux noirs où il ne devait y en avoir aucune.

La conjecture du physicien a été vérifiée. M. Dumas a reconnu au microscope que les clairs et les demi-teintes sont réellement formés par des sphérules dont le diamètre lui a paru, ainsi qu'à M. Adolphe Brongniart, être très-régulièrement d'un huit-centième de millimètre.

Mais alors pourquoi nécessité d'une inclinaison de la la plaque de 45° au moment de la précipitation de la vapeur mercurielle ? Cette inclinaison, en la supposant indispensable avec M. Daguerre, ne semblait-elle pas indiquer l'intervention d'aiguilles ou de filets cristallins qui se prenaient, qui se solidifiaient, qui se groupaient toujours verticalement dans un liquide parfait ou dans un demi-liquide, et avaient ainsi, relativement à la plaque, une position dépendante de l'inclinaison qu'on avait donnée à celle-ci.

On fera peut-être des milliers de beaux dessins avec le daguerréotype avant que son mode d'action ait été bien complètement analysé.

En prenant la contre-partie des imperfections que j'ai signalées plus haut (p. 472) dans le procédé de M. Niepce, on aurait une énumération à peu près complète des mérites de la méthode que M. Daguerre a découverte à la suite d'un nombre immense d'essais minutieux, pénibles, dispendieux.

Les plus faibles rayons modifient la substance du daguerréotype. L'effet se produit avant que les ombres solaires aient eu le temps de se déplacer d'une manière appréciable. Les résultats sont certains si l'on se conforme à des prescriptions très-simples. Enfin, les images une fois produites, l'action des rayons du Soleil, continuée pendant des années, n'en altère ni la pureté, ni l'éclat, ni l'harmonie.

CHAPITRE VIII

EXAMEN DE QUELQUES RÉCLAMATIONS DE PRIORITÉ

Dès l'apparition du compte-rendu de l'Académie des sciences dans lequel j'avais parlé pour la première fois des résultats obtenus par M. Daguerre, M. Talbot, physicien anglais de beaucoup de mérite, nous écrivit à M. Biot et à moi la lettre suivante :

« Londres, le 29 janvier 1839.
   « Messieurs,
  « Dans peu de jours, j'aurai l'honneur d'adresser à l'Académie des sciences une réclamation formelle de priorité de l'invention annoncée par M. Daguerre dans ses deux points principaux :
   « 1° La fixation des images de la camera obscura ;
   « 2° La conservation subséquente de ces images, de sorte qu'elles peuvent soutenir le plein soleil.
   « Très occupé, en ce moment, d'un Mémoire sur ce sujet, dont la lecture sera faite à la Société royale après-demain, je me borne à vous prier d'agréer l'expression de toute ma considération.

« H.-F. Talbot,

« Membre de la Société royale de Londres. »

Je communiquai cette lettre, comme c'était mon devoir, à l'Académie des sciences et je la fis suivre de quelques observations résumées en ces termes :

« M. Talbot est un esprit trop éminent, un trop bon logicien pour vouloir, dans une question de priorité, tirer aucun parti du Mémoire dont il était très-occupé à la date du 29 janvier 1839 contre une communication académique de M. Daguerre, qui remonte à plus d'un mois. M. Talbot doit incontestablement posséder d'autres titres. Voici quelques détails qu'il sera appelé à discuter:
« La première idée de fixer les images de la .chambre obscure ou du microscope solaire sur certaines substances chimiques, n'appartient ni à M. Daguerre ni à M. Talbot, M. Charles, de l'Académie des sciences, qui faisait des silhouettes dans ses cours publics, a précédé M. Wedgwood.
« Les premiers essais de M. Niepce, de Chalon-sur-Saône, pour perfectionner le procédé de M. Charles ou de M. Wedgwood, sont de 1814.
« Nous avons des preuves authentiques, des preuves légales, qu'en 1826, M. Niepce savait engendrer des images qui, après une certaine opération que nous ferons connaître en temps et lieu, résistaient à l'action ultérieure des rayons solaires.
« Nous avons des dessins exécutés sur diverses substances par la méthode de M. Niepce avec des perfectionnements de M. Daguerre, qui remontent à 1832.
« Nous avons, en outre, l'acte d'association du 14 décembre 1829, enregistré suivant les prescriptions de la loi, à la date du 13 mars 1830, et par lequel MM. Niepce et Daguerre s'étaient associés pour exploiter le procédé à l'invention duquel ils avaient concouru l'un et l'autre.
« Nous pourrions prouver enfin par la correspondance de M. Niepce, mort le 5 juillet 1833, que M. Daguerre était déjà du vivant de son ami en pleine possession du procédé entièrement neuf dont il se sert aujourd'hui, et que plusieurs des dessins que le public a tant admirés existaient à cette époque.
« Depuis cinq à six ans la méthode de M. Daguerre n'a guère reçu que de légères améliorations, dont un artiste éminent pouvait seul sentir la nécessité.
« M. Talbot a dû être bien mal informé de l'état des choses puisqu'il ne parle dans sa lettre que d'une invention annoncée. M. Daguerre a fait infiniment plus qu'annoncer sa découverte; il en a montré les produits à tout le monde : Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes, se trouvaient journellement réunis dans son cabinet, et confondaient franchement, sans réserve, les témoignages de leur admiration.
« Complètement initié à tous les détails de la nouvelle méthode, je me suis assuré, en faisant une vue du boulevard du Temple, qu'il n'est nullement nécessaire d'être peintre ou dessinateur pour réussir aussi bien que M. Daguerre lui-même. Examinée à la loupe, cette vue offrait des objets très-éloignés, tels que des tiges de paratonnerre, des images reproduites avec une incroyable netteté, et dont l'oeil ne soupçonnait pas l'existence.
« Le trait par lequel la méthode Daguerre se distingue principalement de la méthode Niepce, c'est la promptitude.
« Les objets sont dessinés avant que les ombres aient eu le temps de se déplacer. Les demi-teintes, toutes les circonstances de la perspective aérienne se trouvent reproduites avec un degré de vérité et de finesse dont l'art du dessin ne semblait pas susceptible. Je ne doute pas qu'on ne parvienne à former une image exactement nuancée de la pleine Lune, si l'on adapte la plaque imprégnée de la nouvelle substance à la lunette, conduite par une horloge, d'une machine parallactique. »

A la suite de la communication précédente que je fis à l'Académie des sciences, M. Biot prit la parole pour dire qu'il avait aussi reçu de M. Talbot une lettre absolument pareille à celle transcrite plus haut ; qu'il a pensé que ce savant n'avait probablement pas une connaissance complète des circonstances à la suite desquelles la découverte de M. Daguerre a reçu sa publicité actuelle ; et qu'il a cru essentiel de les lui expliquer dans les termes suivants :

« Monsieur,
« Je reçois à l'instant la lettre que vous me faites l'honneur de m'écrire, pour me faire connaître l'intention où vous êtes d'adresser prochainement à l'Académie des sciences une réclamation formelle de priorité, relative à l'invention annoncée par M. Daguerre.
« Vous me rendrez sans doute la justice de croire que je ne voudrais pas hasarder d'avance une opinion préconçue sur un sujet aussi délicat. Mais je dois, dans l'intérêt de la vérité, vous prévenir, au cas où vous l'ignoreriez, que les amis de M. Daguerre savent qu'il s'est occupé constamment de cette recherche depuis plus de quatorze ans ; et je puis attester qu'il m'en a parlé il y a plusieurs années. Il a même conservé et nous a montré une foule de résultats plus eu moins heureux, qu'il avait obtenus par divers procédés avant d'arriver à celui qu'il emploie maintenant, et dont les effets font l'admiration de tous nos artistes par leur perfection et leur délicatesse. Il a aussi eu la bonté de me confier une multitude de faits physiques extrêmement intéressants pour la science, que ce procédé lui a fait découvrir; et il a bien voulu, à ma prière, réaliser, par le même moyen, plusieurs expériences de recherche qui me semblent avoir une grande importance théorique. Enfin, il a communiqué son secret tout entier à M. Arago, que vous savez, aussi bien que moi, avoir un esprit trop étendu et trop généreux pour se laisser prévenir par des préjugés de nationalité. Je m'empresse, Monsieur, de vous adresser cette déclaration, pour que vous puissiez apprécier par vous-même les faits qu'elle renferme. Je le devais autant à l'estime que m'ont inspirée vos précédents travaux sur l'optique, qu'à la confiance que vous voulez bien me témoigner.

« J'ai l'honneur d'être, etc.

« Paris, le 31 janvier 1839 »

« Au reste, a ajouté M. Biot, voici une autre preuve de publicité irrécusable et qui date de trois années. Le Journal des artistes, tome II, p. 203, parlant déjà des inventions et des recherches de M. Daguerre, contient le passage suivant qui a été imprimé au mois de septembre 1835.

« Ces découvertes l'ont mené à une découverte analogue, plus étonnante encore s'il est possible : il a trouvé, dit-on, le moyen de recueillir, sur un plateau préparé par lui, l'image produite par la chambre noire ; de manière qu'un portrait, un paysage, une vue quelconque, projetés sur ce plateau par la chambre noire ordinaire, y laisse son empreinte en clair et en ombre, et présente ainsi le plus parfait de tous les dessins. Une préparation mise par-dessus cette image, la conserve pendant un temps indéfini. »

« Ce que l'article ci-dessus annonçait en l835 de la découverte de M. Daguerre, est précisément ce qu'il a fait voir à tout Paris à la fin de 1838.

Voici, du reste, des témoignages qui prouvent que, quelques progrès qu'ait faits M. Talbot, depuis 1839, dans l'art de la photographie, il était très-loin d'être aussi avancé à cette époque que M. Daguerre.

J'ai profité en 1839 du séjour à Paris de plusieurs savants anglais pour leur faire voir divers tableaux que M. Daguerre a exécutés d'après ses procédés photogéniques.

Ces savants, au nombre desquels je citerai MM. Herschel, Forbes, Robisson, général Brisbane, Watt, Murchison, Pentland, ont déclaré que les produits de la découverte de M. Daguerre dépassaient toutes leurs prévisions.

M. Herschel en particulier, lui qui, de l'autre côté du détroit, s'était occupé avec succès du perfectionnement des procédés recommandés par M. Talbot, s'est exprimé, sur les travaux de notre compatriote, dans les termes d'une admiration sincère. À mesure que les tableaux de M. Daguerre venaient se placer sur le chevalet, les mots : c'est un miracle, sortaient de la bouche de l'illustre astronome.

M. Cauchy, qui a vu aussi M. Herschel à son passage à Paris, a ajouté aux détails que je viens de donner :

« M. Herschel a déclaré que les essais faits en Angleterre sont des jeux d'enfants en comparaison des procédés de M. Daguerre. M. Talbot lui-même sera bientôt de mon avis, car je vais lui écrire de venir voir ces merveilles. » Cette note a été insérée au compte-rendu de l'Académie des sciences de la séance du 27 mai 1839.

Quel est donc le véritable inventeur des méthodes dont les produits ont été si admirés ? La question, en tant qu'elle concerne MM. Niepce et Daguerre, a été réglée depuis longtemps par un acte notarié. Au besoin on trouvera, d'ailleurs, les éléments nécessaires dans la correspondance de nos deux compatriotes.

Reste la discussion dont nous venons de nous occuper et qui s'est élevée entre les physiciens de France et d'Angleterre. A ce sujet, voici un nouveau document qui nous est arrivé de Kew-Green, près de Londres.

M. Bauer, savant botaniste, a écrit au rédacteur de la Literary Gazette qu'il fit connaissance avec M. Niepce, à Kew, en septembre 1827. Dans le mois de décembre de la même année, M. Niepce, sur l'invitation de M. Bauer, rédigea un Mémoire relatif aux procédés qu'il avait découverts pour fixer les images de la chambre obscure et pour copier des gravures à l'aide des rayons solaires. Ce Mémoire, M. Bauer l'a fait imprimer. Il porte la date du 8 décembre 1827. Il fut présenté à la Société royale de Londres, dans ce même mois de décembre, et resta plusieurs semaines aux mains de divers membres du comité de ce corps savant. Le Mémoire était accompagné de plusieurs échantillons (sur métal) très-intéressants produits de la découverte de M. Niepce (several very interesting speciments of the products of his discovery). Le Mémoire ne fut pas imprimé dans les Transactions philosophiques, parce que l'auteur n'y avait pas décrit ses procédés.

M. Bauer possède encore plusieurs échantillons du nouvel art, que M. Niepce lui remit en 1827. Il offre de les montrer à qui serait curieux de les étudier. M. Bauer va certainement trop loin quand il ajoute, lui qui n'a rien vu de M. Daguerre, «  ces spécimens sont aussi parfaits que les produits de M. Daguerre décrits dans les gazettes françaises de 1839 ». (are quite as perfect as those productions of M. Daguerre, described in the french new-papers of 1839.)

Au surplus, il ressort de la lettre, si intéressante et si loyale de M. Bauer, une preuve nouvelle et incontestable de la grande antériorité de nos compatriotes sur les physiciens anglais ; car, d'après la propre déclaration de M. Talbot, ses premiers essais ne remontent qu'à 1835.

Je profite, du reste, de la circonstance, pour réclamer contre la conséquence qu'on a tirée, bien à tort suivant moi, d'une expérience dont il a été question à la Société philomatique. Un ami de M. Guérin-Varry a trouvé, assure-t-on, le moyen de fixer sur les métaux toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. On s'est hâté de conclure de là que les représentations des objets, analogues à celles de la gravure à l'aqua-tinta qu'obtient M. Daguerre, vont être incessamment remplacées et primées par de véritables peintures où les couleurs des images de la chambre noire se trouveront reproduites. Pour que cette conclusion fût légitime, il faudrait qu'on eût découvert une substance que les rayons rouges coloreraient en rouge, que les rayons jaunes coloreraient en jaune, sur laquelle les rayons bleus laisseraient une empreinte bleue, etc., etc. ; or, rien de pareil n'a été annoncé. On se tromperait si, pour avoir trouvé des vernis, des enduits qui, exposés au soleil, deviendraient celui-ci rouge, celui-là jaune, un troisièmes vert, etc., on s'imaginait avoir fait un seul pas vers la solution du problème qu'on présentait comme résolu. Au reste, puisqu'il vient d'être question des couleurs diverses fixées sur les métaux, il ne sera pas hors de propos de rappeler les admirables iris que M. Nobili savait si bien produire et dont il avait orné, par exemple, les couvercles de plusieurs tabatières.

CHAPITRE IX

PROCÉDÉ DE M. TALBOT

M. Talbot a communiqué son premier Mémoire à la Société royale de Londres, le 30 janvier 1839; ce travail intéressant a été publié en entier quelque temps après dans l'Athenœum. M. Talbot recevait les images de la chambre noire sur du papier imprégné d'une substance particulière; il ne disait encore ni quelle était cette substance, ni par quel procédé le papier était préparé, ni par quelle méthode, après une première exposition à la lumière, on lui enlevait sa sensibilité. D'après le Mémoire du célèbre physicien anglais, on serait porté à croire que sur ses dessins, le blanc correspond aux régions éclairées, et le noir aux parties privées de lumière ; mais le contraire semble résulter d'un article de la Literary gazette du 2 février, où l'on rend compte de l'exposition de divers dessins qui a eu lieu dans les salons de l'Institution royale. Sur ce point encore, il fallait donc attendre de plus amples renseignements.

D'après le même Mémoire, M. Talbot se sert de ses procédés pour obtenir des copies exactes, des fac-similé de dessins, de gravures et de manuscrits. La feuille dont on désire une épreuve est pressée, les traits en dessous, sur le papier préparé. La lumière du Soleil la traverse graduellement, excepté dans les lignes noires et opaques de la gravure, du dessin ou de l'écriture, et dès lors elle en trace une représentation exacte, mais où le noir correspond au blanc et réciproquement. En reproduisant la copie renversée, tout se retrouve dans l'ordre naturel.

Dans cette dernière application de l'action lumineuse, M. Tallbot éprouva encore le déplaisir d'avoir été devancé par M. Niepce. Les personnes qui ont eu des relations avec M. Charles Chevalier, opticien, peuvent se rappeler avoir vu chez lui, sur une plaque métallique, une figure du Christ transportée d'une gravure sur le métal à l'aide des rayons solaires. La planche en question avait été donnée à M. Chevalier en 1829. Ce jeune artiste a bien voulu, depuis l'annonce de la réclamation de M. Talbot, la déposer dans mes mains. Les blancs et les ombres s'y trouvent reproduits comme dans l'original, c'est-à-dire sans inversion. M. de Laguiche avait une planche du même genre qu'il tenait aussi de M. Niepce.

Je professe une profonde estime pour M. Talbot. Je n'ai discuté les titres de cet habile physicien et ceux de M. Daguerre, qu'avec la ferme volonté de rester dans les limites de la plus stricte justice. Personne, et moi moins encore que tout autre, n'a pu mettre en doute la parfaite sincérité de M. Talbot; mais lorsque, mal informé, ce savant ingénieux réclamait formellement la priorité d'invention, M. Biot et moi nous eussions manqué à notre devoir si nous n'eussions fait connaître des détails que nous tenions de la confiance de M. Daguerre et qui démontrent avec une entière évidence que la priorité, contrairement aux prétentions du physicien anglais, appartient sur tous les points à nos deux compatriotes. Au surplus, les procédés employés en 1839 par M. Talbot, autant qu'il est possible d'en juger par le Mémoire du 30 janvier, étaient ceux que MM. Niepce et Daguerre ont essayés à l'origine et auxquels M. Daguerre a substitué la méthode, beaucoup plus parfaite, dont le public a admiré les résultats.

La photographie sur papier a fait depuis 1839 de nombreux progrès ; où sait aujourd'hui qu'en principe elle consiste à prendre deux épreuves successives de l'image de l'objet à représenter. Dans la première épreuve, dite négative, l'image de la chambre obscure exerce son action sur un papier rendu sensible par de l'iodure et de l'azotate d'argent ; on plonge l'épreuve dans une dissolution d'acide gallique, et l'on voit alors les clairs et les demi-teintes se traduire en noir plus ou moins foncé, tandis que les ombres restent blanches. On fixe l'épreuve par un lavage dans une dissolution d'hyposulfite de soude, comme pour les plaques daguerriennes, et on laisse sécher le papier. En recouvrant une feuille de papier sensible à l'action de la lumière par l'épreuve négative et exposant l'ensemble des deux feuilles renfermées dans un châssis à l'action de la lumière diffuse du Soleil, On obtient une épreuve positive, l'action de la lumière traversant les clairs et ne pouvant pénétrer à travers les noirs de l'épreuve négative ; on développe l'image et on la fixe par les mêmes moyens que nous venons d'indiquer. On conçoit qu'avec une seule épreuve négative on peut obtenir un grand nombre d'épreuves positives.

CHAPITRE X

DES AVANTAGES DE LA PHOTOGRAPHIE

A l'inspection des premiers tableaux que M. Daguerre a fait voir au public, chacun a songé à l'immense parti qu'on aurait tiré pendant l'expédition d'Egypte d'un moyen de reproduction si exact et si prompt ; chacun a été frappé de cette réflexion que si la photographie avait été connue en 1798, nous aurions aujourd'hui des images fidèles d'un bon nombre de tableaux emblématiques dont la cupidité des Arabes et le vandalisme de certains voyageurs ont privé le monde savant.

Pour copier les millions et millions d'hiéroglyphes qui couvrent, même à l'extérieur, les grands monuments de Thèbes, de Memphis, de Karnak, etc., il faudrait des vingtaines d'années et des légions de dessinateurs. Avec le daguerréotype, un seul homme pourrait mener et bonne fin cet immense travail. Munissez l'institut d'Egypte de deux ou trois appareils de M. Daguerre, et sur plusieurs des grandes planches de l'ouvrage célèbre, fruit de notre immortelle expédition, de vastes étendues d'hiéroglyphes réels iront remplacer des hiéroglyphes fictifs ou de pure convention ; et les dessins surpasseront partout en fidélité, en couleur locale, les oeuvres des plus habiles peintres ; et les images photographiques étant soumises dans leur formation aux règles de la géométrie, permettront, à l'aide d'un petit nombre de données, de remonter aux dimensions exactes des parties les plus élevées, les plus inaccessibles des édifices.

Ces souvenirs où les savants, où les artistes, si zélés et si célèbres attachés à l'armée d'Orient, ne pourraient, sans se méprendre étrangement, trouver l'ombre d'un blâme, reporteront sans doute la pensée vers les travaux qui s'exécutent aujourd'hui dans notre propre pays, sous le contrôle de la commission des monuments historiques.

D'un coup d'oeil, chacun apercevra alors l'immense rôle que les procédés photographiques sont destinés à jouer dans cette grande entreprise nationale ; chacun comprendra aussi que les nouveaux procédés se distingueront par économie, genre de mérite qui, pour le dire en passant, marche rarement dans les arts avec la perfection des produits.

Se demande-t-on, enfin, si l'art, envisagé en lui-même, doit attendre quelques progrès de l'examen, de l'étude de ces images dessinées par ce que la nature offre de plus subtil, de plus délié : par des rayons lumineux ? M. Paul Delaroche va nous répondre.

Dans une note rédigée à notre prière, ce peintre célèbre déclare que les procédés de M. Daguerre portent si loin la perfection de certaines conditions essentielles de l'art, qu'ils deviendront pour les peintres, même les plus habiles, un sujet d'observations et d'études. Ce qui le frappe dans les dessins photographiques, c'est que le fini d'un «  précieux inimaginable ne trouble en rien la tranquillité des masses, ne nuit en aucune manière à l'effet général ». «  La correction des lignes, dit ailleurs M. Delaroche, la précision des formes est aussi complète que possible dans les dessins de M. Daguerre, et l'on y reconnaît en même temps un modelé large, énergique et un ensemble aussi riche de ton que d'effet... Le peintre trouvera dans ce procédé un moyen prompt de faire des collections d'études qu'il ne pourrait obtenir autrement qu’avec beaucoup de temps, de peine et d'une manière bien moins parfaite, quel que fût d'ailleurs son talent. » Après avoir combattu par d'excellents arguments les opinions de ceux qui se sont imaginé que la photographie nuirait à nos artistes et surtout à nos habiles graveurs, M. Delaroche termine sa note par cette réflexion : «  En résumé, l'admirable découverte de M. Daguerre est un immense service rendu aux arts. » Nous ne commettrons pas la faute de rien ajouter à un pareil témoignage.

CHAPITRE XI

LA GRANDE VULGARISATION DE L'ART PHOTOGRAPHIQUE

L'expérience n'a pas tardé à démontrer que les méthodes photographiques étaient d'une exécution assez facile, assez économique, pour devenir rapidement usuelles. Mais à l'époque où je cherchais à faire acquérir par l'Etat la découverte de MM. Niepce et Daguerre pour en faire jouir le domaine public, la question n'était pas oiseuse.

Voici dans quels termes j'exposai alors ma pensée :

« Sans divulguer ce qui est, ce qui doit rester secret jusqu'à l'adoption, jusqu'à la promulgation de la loi, nous pouvons dire que les tableaux sur lesquels la lumière engendre les admirables dessins de M. Daguerre, sont des tables de plaqué, c'est-à-dire, des planches de cuivre recouvertes d'une mince feuille d'argent. Il eût été sans doute préférable pour la commodité des voyageurs, et aussi sous le point de vue, économique, qu'on pût se servir de papier. Le papier imprégné de chlorure ou de nitrate d'argent, fut, en effet, la première substance dont M. Daguerre fit choix ; mais le manque de sensibilité, la confusion des images, le peu de certitude des résultats, les accidents qui résultaient souvent de l'opération destinée à transformer les clairs en noirs et les noirs en clairs, ne pouvaient manquer de décourager un si habile artiste.

S'il eût persisté dans cette première voie, ses dessins photographiques figureraient peut-être dans les collections, à titre de produits d'une expérience de physique curieuse; mais, assurément, la Chambre n'aurait pas à s'en occuper. Au reste, si trois et quatre francs, prix de chacune des plaques dont M. Daguerre fait usage, paraissent un prix élevé, il est juste de dire que la même plaque peut recevoir successivement cent dessins différents.

« Le succès inouï de la méthode actuelle de M. Daguerre tient en partie à ce qu'il opère sur une couche de matière d'une minceur extrême, sur une véritable pellicule. Nous n'avons donc pas à nous occuper du prix des ingrédients qui la composent. Ce prix, par sa modicité, ne serait vraiment pas assignable.

« Le daguerréotype ne comporte pas une seule manipulation qui ne soit à la portée de tout le monde. Il ne suppose aucune connaissance du dessin, il n'exige aucune dextérité manuelle. En se conformant, de point en point, à certaines prescriptions très-simples et très-peu nombreuses, il n'est personne qui ne doive réussir aussi certainement et aussi bien que M. Daguerre lui-même.

« La promptitude de la méthode est peut-être ce qui a le plus étonné le public. En effet, dix à douze minutes sont à peine nécessaires dans les temps sombres de l'hiver, pour prendre la vue d'un monument, d'un quartier de ville, d'un site.

« En été, par un beau soleil, ce temps peut être réduit de moitié. Dans les climats du midi, deux à trois minutes suffiront certainement. Mais, il importe de le remarquer, ces dix à douze minutes d'hiver, ces cinq à six minutes d'été, ces deux à trois minutes des régions méridionales, expriment seulement le temps pendant lequel la lame de plaqué a besoin de recevoir l'image lenticulaire. A cela, il faut ajouter le temps du déballage et de l'arrangement de la chambre noire, le temps de la préparation de la plaque, le temps que dure la petite opération destinée à rendre le tableau, une fois créé, insensible à l'action lumineuse. Toutes ces opérations réunies pourront s'élever à trente minutes ou à trois quarts d'heure. Ils se faisaient donc illusion, ceux qui naguère, au moment d'entreprendre un voyage, déclaraient vouloir profiter de tous les moments où la diligence gravirait lentement des montées, pour prendre des vues du pays. On ne s'est pas moins trompé lorsque, frappé des curieux résultats obtenus par des reports de pages, de gravures des plus anciens ouvrages, on a rêvé la reproduction, la multiplication des dessins photographiques par des reports lithographiques. Ce n'est pas seulement dans le monde moral qu'on a les défauts de ses qualités : la maxime trouve souvent son application dans les arts. C'est au poli parfait, à l'incalculable minceur de la couche sur laquelle M. Daguerre opère, que sont dus le fini, le velouté, l'harmonie des dessins photographiques. En frottant, en tamponnant de pareils dessins, en les soumettant à l'action de la presse ou du rouleau, on les détruirait sans retour. Mais aussi, personne imagina-t-il jamais de tirailler fortement un ruban de dentelles, ou de brosser les ailes d'un papillon ? La nécessité de préserver de tout contact les dessins obtenus à l'aide du daguerréotype m'avait paru devoir être un obstacle sérieux à la propagation de la méthode. Aussi, pendant la discussion des Chambres, demandais-je à cor et à cri d'essayer quels seraient sur ces dessins les effets d'un vernis. M. Daguerre étant peu enclin à rien adopter qui nuise, même légèrement, aux propriétés artistiques de ses productions, j'ai adressé ma prière à M. Dumas. Ce célèbre chimiste a trouvé que les dessins provenant du daguerréotype peuvent être vernis. Il suffit de verser sur la plaque métallique une dissolution bouillante d'une partie de dextrine dans cinq parties d'eau. Si l'on trouve que ce vernis n'agit pas à la longue sur les composés mercuriels dont l'image est formée, un important problème sera résolu. En effet, le vernis disparaissant quand on plonge la plaque au milieu d'une masse d'eau bouillante, on sera toujours le maître de replacer toutes choses comme M. Daguerre le veut, et, d'autre part pendant un voyage on n'aura pas couru le risque de gâter ses collections. M. Dumas n'a pas trouvé, au reste, que son vernis nuisit sensiblement à l'harmonie des images.

CHAPITRE XII

UTILITÉ SCIENTIFIQUE DE L'INVENTION DE M. DAGUERRE

L'académicien qui connaissait déjà depuis quelques mois les préparations sur lesquelles naissent les beaux dessins obtenus par la fixation des images de la chambre obscure, n'a pas cru devoir tirer parti alors du secret qu'il tenait de l'honorable confiance de M. Daguerre. Il a pensé qu'avant d'entrer dans la large carrière de recherches que les procédés photographiques viennent d'ouvrir aux physiciens, il était de sa délicatesse d'attendre qu'une rémunération nationale eût mis les mêmes moyens d'investigation aux mains de tous les observateurs. En parlant de l'utilité scientifique de l'invention de notre compatriote, il ne pouvait guère en 1839 procéder que par voie de conjectures. Les faits, au reste, sont clairs, palpables, et il avait peu à craindre que l'avenir le démentit. On va en juger, car nous reproduisons textuellement ici les remarques que nous avons présentées dans notre Rapport à la Chambre des députés.

« La préparation sur laquelle M. Daguerre opère est un réactif beaucoup plus sensible à l'action de la lumière que tous ceux dont on s'était servi jusqu'ici. Jamais les rayons de la Lune, nous ne disons pas à l'état naturel, mais condensés au foyer de la plus grande lentille, au foyer du plus large miroir réfléchissant, n'avaient produit d'effet physique perceptible. Les lames de plaqué préparées par M. Daguerre, blanchissent au contraire à tel point sous l'action de ces mêmes rayons et des opérations qui lui succèdent, qu'il est permis d'espérer qu'on pourra faire des cartes photographiques de notre satellite. C'est dire qu'en quelques minutes on exécutera un des travaux les plus longs, les plus minutieux, les plus délicats de l'astronomie

« Une branche importante des sciences d'observation et de calcul, celle qui traite de l'intensité de la lumière, la photomètrie, a fait jusqu'ici peu de progrès. Le physicien arrive assez bien à déterminer les intensités comparatives de deux lumières voisines l'une de l'autre et qu'il aperçoit simultanément; mais on n'a que des moyens imparfaits d'effectuer cette comparaison, quand la condition de simultanéité n'existe pas ; quand il faut opérer sur une lumière visible à présent et une lumière qui ne sera visible qu'après et lorsque la première aura disparu.

« Les lumières artificielles de comparaison auxquelles, dans les cas dont nous venons de parler, l'observateur est réduit à avoir recours, sont rarement douées de la permanence, de la fixité désirables ; rarement, et surtout quand il s'agit des astres, nos lumières artificielles ont la blancheur nécessaire. C'est pour cela qu'il y a de fort grandes différences entre les déterminations des intensités comparatives du Soleil et de la Lune, du Soleil et des étoiles, données par des savants également habiles ; c'est pour cela que les conséquences sublimes qui résultent de ces dernières comparaisons, relativement à l'humble place que notre Soleil doit occuper parmi les milliards de soleils dont le firmament est parsemé, sont encore entourées d'une certaine réserve, même dans les ouvrages des auteurs les moins timides.

« N'hésitons pas à le dire, les réactifs découverts par M. Daguerre hâteront les progrès d'une des sciences qui honorent le plus l'esprit humain. Avec leur secours, le physicien pourra procéder désormais par voie d'intensités absolues : il comparera les lumières par leurs effets. S'il y trouve de l'utilité, le même tableau lui donnera des empreintes des rayons éblouissants du Soleil, des rayons trois cent mille fois plus faibles de la Lune, des rayons des étoiles. Ces empreintes, il les égalisera, soit en affaiblissant les plus fortes lumières, à l'aide de moyens excellents, résultat des découvertes récentes, mais dont l'indication serait ici déplacée, soit en ne laissant agir les rayons les plus brillants que pendant une seconde, par exemple, et continuant au besoin l'action des autres jusqu'à une demi-heure. Au reste, quand des observateurs appliquent un nouvel instrument à l'étude de la nature, ce qu'ils en ont espéré est toujours peu de chose relativement à la succession de découvertes dont l'instrument devient l'origine. En ce genre, c'est sur l'imprévu qu'on doit particulièrement compter 3. Cette pensée semble-t-elle paradoxale ? Quelques citations en montreront la justesse.

« Des enfants attachent fortuitement deux verres lenticulaires de différents foyers aux deux bouts d'un tube. Ils créent ainsi un instrument qui grossit les objets éloignés, qui les représente comme s'ils s'étaient rapprochés. Les observateurs s'en emparent avec la seule, avec la modeste espérance de voir un peu mieux des astres connus de toute antiquité mais qu'on n'avait pu étudier jusque-là que d'une manière imparfaite. A peine, cependant, est-il tourné vers le firmament, qu'on découvre des myriades de nouveaux mondes ; que, pénétrant dans la constitution des six planètes des anciens, on la trouve analogue à celle de la Terre, par des montagnes dont on mesure les hauteurs, par des atmosphères dont on suit les bouleversements, par des phénomènes de formation et de fusion de glaces polaires, analogues à ceux des pôles terrestres ; par des mouvements rotatifs semblables à celui qui produit ici-bas l'intermittence des jours et des nuits. Dirigé sur Saturne, le tube des enfants du lunetier de Middlebourg y dessine un phénomène dont l'étrangeté dépasse tout ce que les imaginations les plus ardentes avaient pu rêver. Nous voulons parler de cet anneau, ou, si on l'aime mieux, de ce pont sans piles, de 71,000 lieues de diamètre, de l2,000 lieues de largeur, qui entoure de tout côté le globe de la planète, sans en approcher nulle part à moins de 9,000 lieues. Quelqu'un avait-il prévu qu'appliquée à l'observation des quatre lunes de Jupiter, la lunette y ferait voir que les rayons lumineux se meuvent avec une vitesse de 77,000 lieues à la seconde ; qu'attachée aux instruments gradués, elle servirait à démontrer qu'il n'existe point d'étoiles dont la lumière nous parvienne en moins de trois ans ; qu'en suivant enfin, à son aide, certaines observations, certaines analogies, on irait jusqu'à conclure avec une immense probabilité, que le rayon par lequel, dans un instant donné, nous apercevons certaines nébuleuses, en était parti depuis plusieurs millions d'années ; en d'autres termes, que ces nébuleuses, à cause de la propagation successive de la lumière, seraient visible de la Terre plusieurs millions d'années après leur anéantissement complets « La lunette des objets voisins, le microscope, donnerait lieu à des remarques analogues, car la nature n'est pas moins admirable, n'est pas moins variée dans sa petitesse que dans son immensité. Appliqué d'abord à l'observation de quelques insectes dont les naturalistes désiraient seulement amplifier la forme afin de la mieux reproduire par la gravure, le microscope a dévoilé ensuite et inopinément dans l'air, dans l'eau, dans tous les liquides, ces animalcules, ces infusoires, ces étranges productions où l'on peut espérer de trouver un jour les premiers germes d'une explication rationnelle des phénomènes de la vie. Dirigé récemment sur des fragments menus de diverses pierres comprises parmi les plus dures, les plus compactes dont l'écorce de notre globe se compose, le microscope a montré aux yeux étonnés des observateurs que ces pierres ont vécu, qu'elles sont une pâte formée de milliards de milliards d'animalcules microscopiques soudés entre eux.

« On se rappellera que cette digression était destinée à détromper les personnes qui voudraient, à tort, renfermer les applications scientifiques des procédés de M. Daguerre dans le cadre actuellement prévu dont nous avons tracé le contour ; eh bien, les faits justifient déjà nos espérances. Nous pourrions, par exemple, parler de quelques idées qu'on a eues sur les moyens rapides d'investigation que le topographe pourra emprunter à la photographie ; mais nous irons plus droit à notre but en consignant ici une observation singulière dont M. Daguerre nous entretenait hier : suivant lui, les heures du matin et les heures du soir également éloignées du midi et correspondant dès lors à de semblables hauteurs du Soleil au-dessus de l'horizon, ne sont pas cependant également favorables à la production des images photographiques. Ainsi, dans toutes les saisons de l'année, et par des circonstances atmosphériques en apparence exactement semblables, l'image se forme un peu plus promptement à sept heures du matin, par exemple, qu'à cinq heures de l'après-midi, à huit heures qu'à quatre heures, à neuf heures qu'à trois heures. Supposons ce résultat vérifié, et le météorologiste aura un élément de plus à consigner dans ses tableaux, et aux observations anciennes de l'état du thermomètre, du baromètre, de l'hygromètre et de la diaphanéité de l'air, il devra ajouter un élément que les premiers instruments n'accusent pas, et il faudra tenir compte d'une absorption particulière, qui peut ne pas être sans influence sur beaucoup d'autres phénomènes, sur ceux même qui sont du ressort de la physiologie et de la médecine 4. »

CHAPITRE XIII

SUR LA REPRODUCTION DES COULEURS

On s'est demandé si, après avoir obtenu, avec le daguerréotype, les admirables dégradations des teintes, on n'arrivera pas à lui faire produire les couleurs, à substituer, en un mot, les tableaux aux sortes de gravures à l'aqua-tinta qu'on engendre maintenant.

Ce problème sera résolu le jour où l'on aura découvert une seule et même substance que les rayons rouges coloreront en rouge, les rayons jaunes en jaune, les rayons bleus en bleu, etc. M. Niepce signalait déjà des effets de cette nature où, suivant moi, le phénomène des anneaux colorés jouait quelque rôle. Peut-être en était-il de même du rouge et du violet que Seebeck obtenait simultanément sur le chlorure d'argent, aux deux extrémités opposées du spectre. M. Quetelet m'a communiqué une lettre dans laquelle sir John Herschel annonce que son papier sensible ayant été exposé à un spectre solaire très-vif, offrait ensuite toutes les couleurs prismatiques, le rouge excepté. Enfin M. Edmond Becquerel est parvenu à préparer les plaques daguerriennes de manière à obtenir des images dont les couleurs rappellent celles des objets, mais sans pouvoir empêcher les images de blanchir ou de s'effacer sous l'influence de la lumière diffuse.

En présence de ces faits, il serait certainement hasardé d'affirmer que les couleurs naturelles des objets ne seront jamais reproduites dans les images photogéniques.

M. Daguerre, pendant ses premières expériences de phosphorescence, ayant découvert une poudre qui émettait une lueur rouge après que la lumière rouge l'avait frappée, une autre poudre à laquelle le bleu communiquait une phosphorescence bleue, une troisième poudre qui, dans les mêmes circonstances, devenait lumineuse en vert par l'action de la lumière verte, mêla ces poudres mécaniquement, et obtint ainsi un composé unique qui devenait rouge dans le rouge, vert dans le vert et bleu dans le bleu. Peut-être, en opérant de même, en mêlant diverses résines, arrivera-t-on à engendrer un vernis où chaque lumière imprimera, non plus phosphoriquement, mais photogéniquement sa couleur.

CHAPITRE XIV

SUR LA GRAVURE PHOTOGRAPHIQUE

Peu de temps après la divulgation des procédés de M. Daguerre plusieurs personnes songèrent à graver les images photogéniques et à les reproduire par l'impression. Je dus faire remarquer alors que M. Niepce père avait, lui aussi, transformé, à l'aide d'un mordant, les images photogénées en planches propres à donner des épreuves. Quant à M. Daguerre, quoiqu'il eût essayé depuis longtemps l'action de certains acides à l'état de liquide et à l'état de vapeur sur les images au mercure, il n'en avait rien publié, parce que les résultats lui semblaient être et devaient rester infructueux.

Voici les explications que M. Daguerre m'a adressées à ce sujet, et que j'ai communiquées à l'Académie des sciences le 30 septembre 1839 :

«  On sait que dans le procédé de M. Niepce père, avec lequel je m'étais associé, on emploie un vernis de bitume de Judée appliqué sur une planche métallique, et que, par l'effet d'un dissolvant qu'il indique, le métal est entièrement mis à nu dans les endroits où la lumière n'a pas frappé. Comme M. Niepce se servait principalement de son procédé pour la copie de gravures mises en contact avec la couche sensible, il n'est pas étonnant qu'il ait pensé à attaquer sa plaque au moyen d'un acide, puisqu'elle se trouvait découverte dans les endroits bruns, et tout à fait couverte dans les endroits clairs, conditions entièrement semblables à celles qu'exige la gravure. D'un autre côté, le travail était, aussi, convenablement dessiné pour être gravé, puisqu'il consistait dans la reproduction d'une gravure. Cependant, comme il n'était pas possible de mordre à différentes reprises sans faire intervenir l'art du graveur, et que par conséquent les tailles avaient toutes la même profondeur, le résultat n'était que très-défectueux, comme vous en pourrez juger d'après la planche que je vous soumets et l'épreuve qui en a été tirée. (Cette épreuve m'avait été donnée par M. Niepce avant notre association.) On conçoit que cette application du procédé de M. Niepce à la gravure ne pouvait pas avoir lieu pour les images obtenues dans la chambre noire, parce que dans ces dernières le vernis n'est entièrement enlevé que dans les grandes vigueurs, et que les demi-teintes n'étant produites que par le plus ou le moins d'épaisseur du vernis, il est impossible que l'acide agisse dans le même rapport, ce que j'ai déjà dit dans une Note que j'ai ajoutée au procédé de M. Niepce. Cet inconvénient n'existe plus depuis les modifications que j'ai apportées au procédé, car j'ai substitué au bitume le résidu de l'huile essentielle de lavande, et ce résidu, dissous dans l'alcool et étendu sur une plaque de métal ou de verre, ne produit pas une couche continue, mais présente sur toute la surface une suite de petites sphérules de résine qui laissent entre elles le métal à découvert. C'est pourquoi on peut ainsi mordre la plaque au moyen d'un acide et c'est ce que j'ai fait sur une épreuve sur verre, obtenue dans la chambre noire, au moyen de l'acide fluorique, et, pour en voir le résultat, j'ai chargé de noir les parties du verre attaquées par l'acide.

« Mais cette image était très-défectueuse, parce que l'acide ayant agi partout également, il n'y avait pas assez de dégradation dans les teintes, inconvénient qu'il est impossible d'éviter en attaquant, par une seule morsure, une planche dont le travail n'a pas été disposé pour cela. Ces détails suffisent déjà pour prouver que je me suis occupé de la gravure des images, et si je n'en ai pas parlé dans la description des modifications que j'ai apportées au procédé de M. Niepce, c'est que j'en ai jugé les résultats trop imparfaits.

« Il est bien prouvé, par la correspondance de M. Niepce, que j'ai découvert, dans le mois de mai 1831, les propriétés de la lumière sur l'iode mis en contact avec l'argent. Je n'ai découvert l'application du mercure qu'en 1835. On peut penser que, dans ces quatre années d'intervalle entre les deux découvertes, j'ai dû faire un grand nombre d'expériences, et qu'employant toujours, pour ces expériences, des planches métalliques, il a dû souvent me venir à l'idée de fixer l'image par la gravure.

« A cette époque, je ne savais pas que l'image existe sur l'iode avant d'être apparente, et j'attendais qu'elle se fût manifestée par la coloration de l'iode. Cette image était fugace, puisqu'elle se colorait indéfiniment, et d'ailleurs les clairs et les ombres y étaient transposés. Cependant, dans cet état, les acides agissaient différemment sur les parties de l'iode non colorées par la lumière et sur celles qui étaient colorées, et j'obtenais, par leur application, une gravure extrêmement faible.

« Une expérience, faite sur une plaque sortant de la chambre noire et sur laquelle l'image était devenue apparente par la coloration de l'iode par la lumière, m'avait démontré que le gaz acide carbonique, en contact avec la plaque légèrement mouillée, avait produit, par sa combinaison avec les parties de l'iode frappées par la lumière, un composé très-blanc, et avait ainsi remis les clairs et les ombres dans leur état naturel ; mais la dégradation des teintes était imparfaite. Cette expérience m'a donné plusieurs fois le même résultat.

« J'avais remarqué qu'en mettant dans une capsule du chlorate de potasse, et qu'en le chauffant avec une lampe dans un appareil à peu près semblable à celui qu'on emploie aujourd'hui pour le mercure, l'image produite, comme il est dit ci-dessus, par la coloration de l'iode par la lumière, apparaissait en clair, absolument comme l'engendre aujourd'hui la vapeur mercurielle.

« Après être arrivé à la connaissance de la propriété du mercure, l'image était loin d'être aussi complète qu'elle l'est maintenant. Je voyais avec peine sa fragilité, c'est-à-dire la facilité avec laquelle le frottement en enlevait le mercure, et je voulais parvenir à lui donner plus de fixité. Pour tacher d'atteindre ce but, je commençai une série d'expériences à l'aide des acides. Je savais qu'il était difficile de trouver un acide qui agît sur l'argent sans affecter le mercure. Mais l'idée me vint que, dans le temps nécessaire pour que l'action de l'acide se manifestai sur l'argent dans les parties où il est à découvert, le mercure le préserverait dans celles qu'il recouvre, jusqu'à ce qu'il cédât lui-même à l'action de l'acide.

J'ai effectivement obtenu ainsi plusieurs résultats avec différents acides, entre autres avec un mélange d'acide chlorhydrique et d'acide nitrique étendus d'eau, ainsi qu'avec plusieurs vapeurs acides. Mais ces résultats étaient défectueux, et toujours par la cause que j'ai signalée plus haut, c'est-à-dire par impossibilité de mordre à plusieurs reprises sans faire intervenir le talent du graveur. Je savais, du reste, que l'argent est trop tendre pour en espérer un tirage même d'un très-petit nombre d'épreuves.

« Je dois le dire ici, le but que je me proposais dans ces expériences n'était pas d'arriver à tirer des épreuves, mais bien, en remplissant de noir les parties du métal attaquées par l'acide, de donner de la vigueur aux images.

« Aujourd'hui que le procédé est arrivé à une plus grande perfection et qu'il donne une finesse de détails qui soutient l'épreuve de la loupe, je suis plus que jamais convaincu de l'impossibilité d'arriver par la gravure sur la plaque même, à tirer des épreuves qui approchent le moins du monde de la perfection d'une image présentant le maximum d'effet que donne le procédé ; car dans une épreuve obtenue dans ces conditions où la perspective aérienne est reproduite avec toute sa dégradation de teintes, les plus grandes vigueurs de l'image doivent être complètement nettes de mercure, ce qui rend impossible de reproduire ces vigueurs par la morsure, puisque cette morsure agit également et produit de larges creux qui ne peuvent retenir le noir d'impression ; en gravure on évite cet inconvénient en ne produisant que des creux assez étroits pour qu'ils retiennent le noir.

Pour vaincre cette difficulté, qui est évidente, il faudrait exposer longtemps au mercure l'épreuve qu'on veut graver, afin qu'il s'y attachât partout, même dans les grandes vigueurs ; par ce moyen, on obtiendrait un grain sur toute la surface de la plaque; mais aussi cette épreuve ne serait pas dans les conditions voulues, car elle n'offrirait plus ni perspective aérienne, ni finesse de détails.

« Je termine en disant que je regarde comme impossible d'arriver par la gravure sur la plaque même, à un résultat semblable à celui que présente une épreuve exécutée dans toutes les conditions du procédé; mais je ne pense pas de même d'un transport du mercure sur un autre corps, ce que je regarde comme possible. Un perfectionnement qui pourrait être considéré comme tel, serait le moyen de noircir l'argent dans les vigueurs sans attaquer le mercure ; on détruirait ainsi le miroitage de la plaque. Une autre amélioration non moins importante, consistera à empêcher que le mercure, qui s'attache aux, parties de l'image qui ont été trop longtemps exposées à la lumière, ne perde de son éclat ; je verrai avec le plus grand plaisir les recherches se diriger de ce côté. Quant à la conservation de l'image, cela ne présente aucune difficulté puisqu'on peut toujours placer les épreuves sous verre et les border de papier collé pour les garantir du contact des vapeurs, qui peuvent seules nuire surtout à l'argent. »

La planche et l'épreuve dont il est question dans la lettre de M. Daguerre ont été placées sous les yeux de l'Académie. On a fait circuler aussi les deux lettres originales de M. Niepce père à M. Daguerre, en date de février et juin 1827, relatives à la gravure sur des épreuves photogénées. Nous les reproduisons ici :

«  Chalon-sur-Saône, février 1827.

« Monsieur,

« J'ai reçu hier votre réponse à ma lettre du 25 janvier 1826. Depuis quatre mois je ne travaille plus, la mauvaise saison s'y oppose absolument. J'ai perfectionné d'une manière sensible mes procédés pour la gravure sur métal; mais les résultats que j'ai obtenus ne m'ayant point encore fourni d'épreuves assez correctes, je ne puis satisfaire le désir que vous me témoignez. Je dois sans doute le regretter plus pour moi que pour vous, monsieur, puisque le mode d'application auquel vous vous livrez est tout différent, et vous promet un degré de supériorité que ne comporterait pas celui de la gravure, ce qui ne m'empêche pas de vous souhaiter tout le succès que vous pouvez ambitionner.

« J'ai l'honneur, etc. »

« Chalon-sur-Saône, le 4 juin 1827.

« Monsieur,

« Vous recevrez, presque en même temps que ma lettre, une caisse contenant une planche d'étain, gravée d'après mes procédés héliographiques, et une épreuve de cette même planche très-défectueuse et beaucoup trop faible.

Vous jugerez par là que j'ai besoin de toute votre indulgence, et que, si je me suis enfin décidé à vous adresser cet envoi, c'est uniquement pour répondre au désir que vous avez bien voulu me témoigner. Je crois, malgré cela, que ce genre d'application n'est point à dédaigner, puisque j'ai pu, quoique entièrement étranger à l'art du dessin et de la gravure, obtenir un semblable résultat.

Je vous prie, Monsieur, de me dire ce que vous en pensez.

Ce résultat n'est même point récent, il date du printemps dernier; depuis lors j'ai été détourné de mes recherches par d'autres occupations. Je vais les reprendre aujourd'hui que la campagne est dans tout l'éclat de sa parure, et me livrer exclusivement à la copie des points de vue d'après nature. C'est, sans doute, ce que cet objet peut offrir de plus intéressant; mais je ne me dissimule point non plus les difficultés qu'il présente quant au travail de la gravure. L'entreprise est donc bien au-dessus de mes forces ; aussi toute mon ambition se borne-t-elle à pouvoir démontrer, par des résultats plus ou moins satisfaisants, la possibilité d'une réussite complète, si une main habile et exercée aux procédés de l'aqua-tinta, coopérait par la suite à ce travail. Vous me demanderez probablement, Monsieur, pourquoi je grave sur étain au lieu de graver sur cuivre. Je me suis bien servi également de ce dernier métal; mais pour mes premiers essais j'ai dû préférer l'étain dont je m'étais d'ailleurs procuré quelques planches destinées à mes expériences dans la chambre noire : la blancheur éclatante de ce métal le rendant bien plus propre à réfléchir l'image des objets représentés.

« Je pense, monsieur, que vous aurez donné suite à vos premiers essais : vous étiez en trop beau chemin pour en rester là. Nous occupant du même objet, nous devons trouver un égal intérêt dans la réciprocité de nos efforts pour atteindre le but. J'apprendrai donc avec bien de la satisfaction que la nouvelle expérience que vous avez pu faire à l'aide de votre chambre obscure perfectionnée a eu un succès conforme à votre attente. Dans ce cas, Monsieur, et s'il n'y a pas d'indiscrétion de ma part, je serais aussi désireux d'en connaître le résultat que je serais flatté de pouvoir vous offrir celui des recherches du même genre qui vont m'occuper.

« Agréez, je vous prie, etc. »

Ces diverses pièces, malgré leur authenticité et leur date certaine, seraient sans valeur dans une discussion de priorité, contre la personne qui, n'en ayant pas eu connaissance, aurait la première entretenu le public de la combinaison des méthodes photogéniques et des procédés de la gravure. Sur ce point, la priorité de M. Niepce résulte d'une citation détaillée de l'article 8 du traité, citation faite dans la séance de l'Académie où les méthodes photogéniques furent dévoilées. Dans cette citation, dont cinquante personnes se ressouviennent, j'ai averti que M. Niepce avait trouvé de l'avantage à ajouter un peu de cire à son vernis, quand il faisait une image avec l'intention de la transformer en planche à graver. J'ai dit aussi que M. Lemaître était le graveur que MM. Niepce et Daguerre s'étaient associé, peur perfectionner les planches ébauchées.

L'article suivant du traité provisoire, passé le 14 décembre 1829 entre MM. Niepce et Daguerre, prouve qu'alors encore les deux associés espéraient tirer parti des planches gravées sur des dessins photogénés :

Art. 8. « Lorsque les associés jugeront convenable de faire l'application de ladite découverte aux procédés de la gravure, c'est-à-dire de constater les avantages qui résulteraient, pour un graveur, de l'application desdits procédés qui lui procureraient par là une ébauche avancée, MM. Niepce et Daguerre s'engagent à ne choisir aucune autre personne que M. Lemaître pour faire ladite application. »

Au reste, dans le rapport que j'ai fait à la Chambre des députés le 8 juillet 1839 et qui a été imprimé trois jours après, il est question (voir plus haut, p. 470) de «  la formation (par M. Niepce) à l'usage des graveurs, de planches à l'état d'ébauches avancées. » On trouve enfin ce passage de M. Niepce dans la brochure publiée par M. Daguerre :

« Le vernis employé pouvant s'appliquer indifféremment sur pierre, sur métal et sur verre, sans rien changer à la manipulation, je ne m'arrêterai qu'au mode de manipulation sur argent plaqué et sur verre, en faisant toutefois remarquer, quant à la gravure sur cuivre, que l'on peut sans inconvénient ajouter à la composition du vernis une petite quantité de cire dissoute dans l'huile essentielle de lavandes.»

M. Niepce de Saint-Victor, qui s'occupe avec succès d'ajouter de nouveaux perfectionnements au grand art à la découverte duquel son oncle, M. Niepce, a pris une si forte part, est parvenu à obtenir des gravures assez remarquables, en reportant sur acier des images photographiques et en soumettant ensuite la planche à l'action d'agents corrosifs. Ces essais permettent d'espérer que le problème de la gravure héliographique sera un jour complètement résolu.

CHAPITRE XV

CONCLUSION

Je me suis attaché, dans cette Notice, à démontrer que la photographie est une invention complètement française ; je suis heureux en terminant d'ajouter que, sans nier la part considérable que M. Talbot doit revendiquer dans l'invention des procédés qui servent à donner les images sur papier, on peut cependant affirmer que les principaux perfectionnements qu'a reçus successivement l'art découvert par MM. Niepce et Daguerre, sont dus à des Français : à M. Claudet, qui a trouvé le moyen de réduire à quelques secondes la durée l'exposition dans la chambre obscure; à M. Fizeau, qui a découvert un agent précieux pour donner plus de ton et de fixité au images ; à M. Blanquart-Evrard, qui a su rendre rapides et simples les procédés de photographie sur papier ; à M. Niepce de Saint-Victor, qui a inventé la photographie sur le verre albuminé ; à M. Legray, qui a substitué le collodion à l'albumine dans cette dernière branche très importante de l'art nouveau, etc., etc. Grâce à tant d'efforts couronnés de succès, la photographie a atteint, en peu d'années, une perfection inattendue ; cet art s'est répandu dans toutes les parties du monde avec une rapidité que je n'aurais pas osé espérer à l'époque où il prenait naissance et où, selon certaines personnes, je lui prédisais cependant un trop brillant avenir.

1 Cette commission était composée de MM. Arago, Etienne, Carl, Vatout, de Beaumont, Tournouër, François Delessert, Combarel de Leyval, Vitet.

2. Dans l'ouvrage de Fabricius (De rebus metallicis), imprimé en 1556, il est déjà longuement question d'une sorte de mine d'argent qu'on appelait argent corné, ayant la couleur et la transparence de la corne, la fusibilité et la mollesse de la cire. Cette substance, exposée à la lumière, passait du gris jaunâtre au violet, et par une action plus longtemps prolongée, presque au noir ; c'était l'argent corné naturel.

3Voici une application dont le daguerréotype serai susceptible et qui me semble très-digne d'intérêt.
L'observation a montré que le spectre solaire n'est pas continu, qu'il y existe des solutions de continuité transversales, des raies entièrement noires. Y a-t-il des solutions de continuité pareilles dans les rayons obscurs qui paraissent produire les effets phonogéniques ? s'il y en a, correspondent-elles aux raies noires du spectre lumineux ? Puisque plusieurs des raies transversales du spectre sont visibles à l'oeil nu, ou quand elles se peignent sur la rétine sans amplification aucune, le problème que je viens de poser sera aisément résolu. On fera une sorte d'œil artificiel en plaçant une lentille entre le prisme et l'écran où tombera le spectre, et l'on cherchera ensuite, fût-ce même à l'aide d'une lampe, la place des raies noires de l'image photogénique par rapport aux raies noires du spectre lumineux.

4La remarque de M. Daguerre sur la dissemblance comparative et constante des effets de la lumière solaire à des heures de la journée où l'astre est également élevé au-dessus de l'horizon, semble, il faut l'avouer, devoir apporter des difficultés de plus d'un genre dans les recherches photométriques qu'on voudra entreprendre avec le daguerréotype.
En général, à l'origine de la divulgation des procédés de M. Daguerre, on s'est montré peu disposé à admettre que le même instrument puisse servir jamais à faire des portraits. Le problème renfermait, en effet, deux conditions en apparence inconciliables. Pour que l'image naquit rapidement, c'est-à-dire pendant les quatre ou cinq minutes d'immobilité qu'on devait exiger et attendre d'une personne vivante, il fallait que la figure fût en plein soleil ; mais en plein soleil une vive lumière force la personne la plus impassible à un clignotement continuel ; elle grimace ; toute l'habitude faciale se trouve changée.

M. Daguerre a reconnu, quant à l'iodure d'argent dont les plaques sont recouvertes, que les rayons qui traversent certains verres bleus y produisent la presque totalité des effets photogéniques. En plaçant un de ces verres entre la personne qui pose et le Soleil, on pouvait donc avoir une image photogénique presque aussi vite que si le verre n'existait pas, et cependant la lumière éclairante étant alors très-douce, il n'y avait plus lieu à grimace ou à clignotement trop répétés On n'a pas tardé, du reste, à trouver des matières plus sensibles à l'action de la lumière que l'iodure d'argent seul ; après avoir ioduré une plaque argentée, on la soumet pendant quelques instants à l'action du chlore et de la vapeur de brome ; il suffit ensuite de moins d'une minute, de 30 à 40 secondes, pour que l'image de la chambre obscure s'imprime sur la couche sensible.